Par Emma Derome — 2 nov. 2025, 19h52
« Ce monsieur sur ce lit, ce n’est pas mon père. » À 30 ans, Jean-François découvre le cancer de la langue de son papa, gros fumeur de gauloises sans filtre. Le choc de son visage après l’opération — dents arrachées, langue amputée — le poursuit encore. Après quinze ans à un paquet et demi par jour, il a tout stoppé net. Il n’a jamais replongé. Cette image l’a décidé à vie.
Beaucoup d’ex-fumeurs racontent un même moment décisif, mais chacun le vit à sa manière. Certains tombent malades, d’autres réalisent qu’ils pourraient l’être, d’autres encore arrêtent pour leurs enfants. Parfois, c’est vécu comme une vraie libération.
Une bascule rare, soudaine… et durable Le neurobiologiste Serge Ahmed, spécialiste des addictions et directeur de recherche au CNRS, parle de « quantum change » : un basculement soudain, profond et qui tient dans le temps. Il transforme la façon de penser, de ressentir et d’agir. Le concept a été décrit aux États-Unis, d’abord chez d’anciens alcooliques.
Souvent, ces personnes ont touché le fond et choisissent de s’en sortir plutôt que de sombrer. Sans aller jusque-là, beaucoup décrivent un électrochoc, une vision, une épée de Damoclès. Ce phénomène reste difficile à étudier, car il est rare et impossible à prévoir au scanner ou en labo.
Quand l’hypnose ouvre la porte Soizic, pharmacienne d’un peu plus de 60 ans, a tout essayé pendant vingt ans: patchs, acupuncture… Une première séance d’hypnose ratée la fait même refumer le soir même. La deuxième, avec une autre thérapeute, change tout. La praticienne lui raconte des contes qui n’ont, en apparence, aucun lien avec la clope. L’un la bouleverse. En sortant, l’envie a disparu. Elle décrit une sensation de délivrance, comme si les autres étaient enfermés avec leur cigarette et qu’elle, enfin, était dehors. Deux ans plus tard, elle n’a pas repris — même si la méthode n’a pas marché pour tous ses amis.
Pas une illumination tombée du ciel Le Dr Ahmed prévient: ce “clic” arrive souvent après plusieurs tentatives. Ce n’est pas une magie sans histoire. Lui-même, ex-fumeur, dit avoir eu une vision de lui, malade, incapable de faire son métier de chercheur. Cette image l’a aidé à tenir.
La nicotine reste une drogue puissante et le sevrage n’est facile pour personne. Beaucoup s’appuient sur des pros, des substituts ou la cigarette électronique. Mais quand la décision est prise au plus profond de soi, le cerveau peut accepter les symptômes — irritabilité, faim, mauvais sommeil — comme le prix à payer, sans que cela redonne envie de fumer. Une vraie « césure » s’opère.
La gifle émotionnelle: culpabilité, peur, amour – Capucine, journaliste trentenaire, a arrêté après la mort de son beau-frère, gros fumeur, à 51 ans. L’idée de se faire du mal « pour rien » a tout balayé. La culpabilité a remplacé le “plaisir” de la cigarette. – Solen, commerçante à Nantes, a jeté son paquet en pensant à sa mère. Sa grand-mère, non fumeuse, est morte d’un cancer du poumon, victime du tabagisme de son mari. Continuer à fumer lui faisait mal au cœur pour sa famille. – Jean-Baptiste, jeune papa, a stoppé net en découvrant que le tabac augmente le risque de mort subite du nourrisson. La peur a pris le dessus en quelques minutes. – Pierre, 70 ans, apprend son cancer du poumon après un demi-siècle de tabagisme. Lui qui avait essayé d’arrêter « des milliers de fois » ne se pose plus de questions. L’épée de Damoclès lui tombe dessus: plus jamais. Après chirurgie et chimio, il tient toujours.
Le poids du tabac en France Le tabac reste la première cause de mortalité évitable: environ 75 000 morts par an, soit 13 % des décès. Arrêter tôt change la donne, quel que soit l’historique.
Mois sans tabac, aides et nouvelles pistes Novembre pousse au déclic: patchs, gommes ou pastilles de nicotine, vapotage comme outil de transition, suivi par un médecin, addictologue, infirmier ou psychologue… L’objectif: tenir 30 jours pour multiplier par deux les chances d’arrêt durable.
Des approches innovantes sont aussi à l’étude. L’hypnose vise ce basculement intérieur. En recherche clinique, la psilocybine (issue de champignons hallucinogènes), utilisée dans un cadre médical très encadré, peut provoquer un état de conscience qui accélère la prise de conscience: continuer de fumer n’a plus de sens. On n’a pas encore trouvé le “bouton” cérébral à activer, rappelle le Dr Ahmed, mais ces pistes travaillent justement ce moment de vérité.
Leurs conseils pour arrêter de fumer et tenir – S’appuyer sur une appli d’arrêt: voir les jours cumulés, l’argent économisé et les bénéfices santé motive au quotidien. – Fixer une date claire: Paul et Alexandre ont choisi leurs 30 ans comme ligne rouge. Entendre « si vous n’arrêtez pas maintenant, vous n’arrêterez jamais » a fait tilt. Ils n’ont pas repris. – Matérialiser la récompense: Jean-François a offert un bijou à sa femme avec un an d’économies de cigarettes. Le collier lui rappelle, chaque jour, pourquoi il a choisi d’arrêter.
Arrêter de fumer n’est pas une ligne droite. Mais quand le déclic arrive — peur, amour, culpabilité, vision d’avenir — il peut tout changer. Et quand il tarde, on peut l’aider: tentatives répétées, entourage, pros, substituts, outils numériques, thérapies. L’important, c’est de ne pas lâcher.